A la Courneuve, les "artgriculteurs" en terre ferme
En Seine-Saint-Denis, un «fonds d'art contemporain agricole» fait côtoyer maraîchage et troupeau de moutons aux oeuvres d'artistes. Une réflexion autour de nos pratiques agricoles et alimentaires.
Peut-on apprécier un repas sans savoir d'où il vient? Peut-on se nourrir sans donner en retour? En 2017, la bergère Julie Lou Dubreuilh et l'artiste Noémie Sauve ont créé ensemble le Facac, un fond d'art contemporain qui rassemble sculptures, photographies, peintures ou sérigraphies liées aux questions agricoles et alimentaires. Au-delà de son thème - encore rare dans le milieu de l'art il y a quelques années - sa singularité tient à son ancrage dans une ferme à Clinamen, implantée dans le parc Georges-Valbon, à La Courneuve (Seine Saint-Denis). Dotée d'un maraîchage vivrier et surtout d'un troupeau d'une soixantaine de brebis - des Bleus du Maine - «monstres de 90 kg capables d'absorber de grandes quantités d'herbes ultra-azotés» (compétence utile en banlieue parisienne!), la petite exploitation est essentiellement tenue par des bénévoles. Tous sont mus par une même envie : «Bien manger, bien boire.»
Shibari végétal. Qu'on ne s'y trompe pas, l'affaire dépasse la simple question de goût, même si les papilles ont leur importance. D'où vient le contenu de nos assiettes ?
Rapidement, la ferme devient un lieu de recherche sur les pratiques agricoles urbaines.
«Nous avons voulu mettre les pieds dans la boue; ne pas nous en tenir à la théorie, ne pas en rester à un simple "c'est cool de réfléchir à l'alimentation"», résume Noémie Sauve. Dans sa vie comme dans son œuvre, la plasticienne défend un rapport direct à la nourriture, qu'elle expérimente au sein de Clinamen et qu'elle invite à partager. De nombreux artistes (mais aussi scientifiques, étudiants...) sont accueillis à la ferme en résidence, ou lors de simple visite, par exemple pour accompagner une transhumance et récupérer de la laine.
Actuellement, l'argentine lvana Adaime Makac, déjà remarquée pour ses banquets d'insectes (des sculptures comestibles faites de légumes, de bonbons, de fruits et de feuilles, lentement dévorées par des grillons domestiques...), y développe une recherche au long cours sur des calebasses dont elle contraint la croissance grâce à des cordes et autres entraves. Le résultat est à la fois beau, loufoque et douloureux : un shibari végétal, comme une métaphore de la domestication, cette transformation du vivant qui nous nourrit.
Mais si les artistes puisent dans le monde agricole le temps et la matière de leur inspiration, qu'en retirent les agriculteurs? Pour éviter que la ferme faite muse ne soit dépossédée, le Facac formalise un espace d'échange, «afin que tout le monde y trouve son compte». Dans les faits, il s'agit de développer un répertoire d'œuvres prêtées par les artistes et de faciliter leur circulation dans des centres d'art et au sein du milieu agricole, sur les lieux de production, de formation, sur des marchés, des salons, etc. Car pour Noémie Sauve, l'art permet aussi de lever les tabous du milieu agricole. Une liberté précieuse : «On peut critiquer, dénoncer les pratiques d'abattage ou l'usage de pesticides, sans que cela fragilise les agriculteurs.»
Si le Facac est encore un work in progress, une vingtaine d'événements (débats dans des exploitations, participation à des expositions) ont été organisés, et une cinquantaine d'œuvres y sont déjà rattachées. Ainsi des Non Flowers de Thomas Pausz, petits artefacts aux géométries fractales qui formalisent la vision de pollinisateurs, actuellement présentées au centre d'art Le Cube de Garges-lès-Gonesse (Val-d'Oise) ; ou des délicats dessins incrustés de semences paysannes de Noémie Sauve, ou encore de la série de tirages tirée du projet Eumélanine d'Apolline Grivelet, visant à créer une lignée de poules de plus en plus noires (sic !) à l'aide de croisements de races déjà existantes. Une manière de mettre en lumière les processus de sélection du vivant, et d'interroger l'arbitraire esthétique de la «race» : un animal peut-il être une œuvre d'art?
Place de l'animal. «L'agriculture est un grand catalyseur: c'est l'endroit où l'écologie, les rapports d'autorité, les flux économiques, sont mis à l'épreuve.» Dans l'atelier où elle entrepose une partie des œuvres prêtées, Noémie Sauve, qui porte sur ses épaules une grande partie du fonctionnement du fonds, rappelle l'importance de donner à voir nos besoins premiers (manger), quand ces derniers sont devenus invisibles dans nos villes. Qui peut encore embrasser du regard la production de ce qu'il mange ? C'est d'ailleurs l'un des rôles du troupeau de Clinamen, que de montrer à un large public d'urbains la place de l'animal dans notre alimentation. Et en observant la vie des brebis, on voit la ville autrement : les platebandes d'herbes deviennent des espaces comestibles, les tracés routiers des obstacles, les friches de potentielles ressources ou des passages pour les bêtes...
Aux yeux de la bergère Julie Lou Dubreuilh, il est urgent que les artistes investissent davantage les questions alimentaires, pour rappeler la part sensible d'une agriculture «trop guidée par les chiffres», et surtout pour recréer du lien entre les paysans et les 99 % restant de la société - deux mondes quasi étanches qui se parlent peu et se connaissent très mal.
«L'agriculture nous concerne tous, c'est l'essence du moteur!», martèle celle qui aspire à un service public de l'agriculture. Lauriane Gricourt, directrice du Frac toulousain les Abattoirs, qui présente plusieurs artistes du Facac dans sa prochaine exposition «Artistes et paysans, battre la campagne», nomme «artgriculteurs» ces créateurs qui embrassent la production agricole et l'ancrent dans leur art. Une démarche qui existait déjà dans les années 70, mais qui refait surface plus récemment - l'urgence environnementale n'y est sans doute pas étrangère. «Artgriculteurs» : l'appellation va plutôt bien à nombre d'artistes du fonds de Clinamen, qui poursuivent l'exploration des liens féconds entre art et alimentation. «L'idée est que deux métiers économiquement fragiles s'accompagnent, se soutiennent mutuellement», avec pourquoi pas un pourcentage sur des ventes d'œuvres versé à des activités paysannes, aspire Noémie Sauve...
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