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dimanche 27 mars 2016

texte de Bernard Goy /// Inspecteur Conseiller pour les Arts Plastiques à la DRAC Alsace Champagne Ardenne Lorraine, Chargé d'enseignement spécialisé à l'Université de Strasbourg, Faculté des Arts


NOÉMIE SAUVE
Ce qui tremble et palpite
L'oeuvre de Noémie Sauve explore le registre singulier de l’animalité, à la fois par l’iconographie et le traitement foisonnant et sensuel, voire baroque, des figures. 
Le plus souvent chimériques, celles-ci anticipent, ou préviennent, selon que l'on y souscrit ou que l'on s'y oppose, les mutations potentielles dont nous ressentons confusément l'approche, sinon l'imminence. 

Dans cette œuvre, souvent les représentations animales sont traitées sur le mode de la déploration, ou au moins selon des modes opératoires inattendus. Le sujet paraît saisi dans l'instant ou au contraire mis en scène dans toute l'étrangeté de son espèce, dépouillé d'anthropocentrisme. C'est ainsi qu'il se produit, dans une condition d'apparaître sans annonce ni protocole : ombre, couleur, forme, objet, sujet, tout cela ensemble et déjà autre chose, alors que le regard qui se pose sur ce travail hésite, entre la reconnaissance d'un animal improbable et le plaisir de rester en deçà, à la surface du dessin et de sa réjouissante fantaisie graphique. En s'aidant des titres, il est possible de déceler une figure animale intelligible dans la masse grise qui se montre, ou bien, tel le chasseur bredouille, de la frôler sans la voir, alors que tapie dans la frondaison des fusains, elle sourd dans le dessin suivant. 

Dans les grands formats en particulier, la gestuelle alliée à la précision restituent ensemble une brutalité toute phénoménologique de ce qui survient, sans se nommer encore, et une qualité onirique, propageant un sentiment diffus. Ca ressemble pourtant à quelque chose que l'on connaît, ou plutôt à quelque chose que l'on a connu, nous-même étant enfants, ou plus sûrement nos parents, une rencontre soudaine en fin de journée, avec au détour d'un champ, au retour d'une promenade, entre les maïs, tout à coup, un renard, un blaireau, ou une martre aux petits yeux qui fixent comme des onyx. 
Et malgré la trace du geste et la bidimensionalité, un fort indice de réalité se manifeste, étrangement, un peu comme dans l'effet culturel du noir et blanc photographique. 
On a envie de respirer tour à tour les parfums du soir s'élevant à la fraiche ou encore l'odeur forte de la fumée du bois brulé exhalé par la cheminée d'une masure, un froid matin d'hiver dans un paysage enneigé de Brueghel. Ca rode alentour.

Alors très vite une question se pose : comment s'opère ce travail de restitution longue et lente, par un dessin précis, d'une expérience immédiate et brève ? Car même si elle a pu travailler à partir d'images,  Noémie Sauve retrace une expérience de la présence réelle dans ses dessins.
Le pelage d'un lièvre, mâtiné d'une autre bête à peu près indescriptible, porte à la fois des brindilles de lichens, le stress de la course effrénée qui le hérisse, et  le souvenir de Dürer. Et s'il est vrai que la plupart des artistes assument un héritage ininterrompu, cette œuvre a des aïeux : Franz Marc entre autres, dont Noémie Sauve retrouve intuitivement et sans la connaître l'entreprise empathique si romantique. Après ses tableaux de chevaux, l'artiste expressionniste allemand avait pour projet de peindre non plus l'animal mais d'en épouser la vision supposée, la peinture confinant alors à l'abstraction, bien que paradoxalement déterminée par le corps, un corps d'emprunt . Il y a du chamanisme dans cette empathie partagée à son tour par Noémie et d’autres singuliers d’une histoire de l’art, dont a pu rendre compte, par exemple, Laurence Bertrand-Dorléac dans son livre L'ordre sauvage. Jusqu'à l'empathie physiologique inédite dans l'œuvre de Art Orienté Objet. 
Noémie Sauve préfère la transposition d'une sensation et, ce faisant, se rapproche peut-être davantage de certains tableaux de Francis Bacon, où l'hirsute côtoie le savoir faire académique. Elle inscrit aussi parfois quelques mots dans l’espace de la fiction, des sortes de titres, souvent des références poétiques, ou encore de pures notations informatives. Lorsqu'apparaît le mot « mirador », il désigne l'expérience d'une chasse à l'affut et à l'arc dans les Ardennes, mais surtout l'immersion pendant plusieurs semaines dans le monde sauvage, non pas celui des grands espaces autrefois exotiques du National Geographic, mais celui tout proche des grands espaces exotiques désormais, traversés à 385 km/h par chacune et chacun, les yeux rivés au minuscule écran d'un smartphone dans l'habitacle climatisé d'un TGV. 
Après avoir élu domicile dans le village devenu célèbre grâce à eux et notamment à un certain tableau de Jean-François Millet, les artistes de l'école de Barbizon alertèrent Napoléon III sur l'urgence de maintenir et protéger la forêt de Fontainebleau. 
Après avoir planté un chêne à Cassel en 1982 lors de la Documenta 7, Joseph Beuys espérait que 7000 chênes en tout seraient plantés par les témoins et les descendants des témoins de son acte ; une association maintient toujours vivant le projet aujourd'hui. 
Dans notre monde plus horizontal, plus féminin aussi, où les empereurs et les héros sont fatigués, Noémie Sauve, comme d'autres artistes ou actrices et acteurs du monde qui vient, est engagée dans une aventure agraire originale, d'où elle tire les « graines paysannes » insérées à ses travaux graphiques sur l'animalité.
Mais son engagement n'est pas le sujet de son œuvre, comme trop souvent l'engagement bien pensant peut tenir lieu de sujet, voire de qualité, à des démarches vélléitaires. 

Si sujet il y a, il est multiple, pluriel, insaisissable. Au didactique lièvre mort de Beuys, elle substitue les sauts innombrables des lièvres à l'aube, vivants et réels, décorants les clairières de leurs jolis excréments et cependant mythiques, puisqu'invisibles au plus grand nombre et, un jour peut-être, disparus. 
Plus preste encore si c'est possible, le sujet serait peut-être le frôlement d'un vol d'engoulevent dont il lui faudrait restituer toute la complexité sur le papier, sans peser plus qu'une plume. 

Loin de toute littéralité appuyée, cette œuvre n’en est pas moins en prise avec une réalité anthropologique et politique de notre temps, à savoir l’écart inédit creusé par notre société entre animalité et humanité, dont on voit qu'il menace également l’une et l’autre. 

Bernard Goy
Strasbourg, mars 2016


Bernard Goy est Inspecteur conseiller pour les arts plastiques à la DRAC Alsace Champagne Ardenne Lorraine, Chargé d'enseignement spécialisé à l'Université de Strasbourg, Faculté des Arts, depuis 2007
Directeur du FRAC Ile de France de 1993 à 2005
PAST, Université Paris IV Sorbonne (2005-2006)
PAST, Université Paris VIII Saint-Denis (2003 - 2004)
Chargé de cours, Université Paris X Nanterre (1995-2005)

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