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jeudi 20 juin 2024

L'art du paysage - Sophie Pène / AOC /19/06/2024

mercredi 19 juin 2024 

écologie 

L’art du paysage

Sociolinguiste 

Quelle esthétique prend forme à partir de la pensée écologique si présente auprès des jeunes plasticiens et designers ? Noémie Sauve, Suzanne Husky et Thomas Levy-Lasne sont représentatifs de ce courant qui les mène à une profonde réflexion esthétique.

Dans son livre Le Grand Dérangement (2021), Amitav Ghosh se demande pourquoi la littérature actuelle, au regard d’un dérèglement climatique aux manifestations alarmantes et tragiques, ne renouvelle toujours pas les régimes de représentation des événements naturels. Tempêtes, inondations, incendies, sécheresses demeurent un décor des émotions humaines, les reflétant, les amplifiant, les contrariant. Même si des auteurs et autrices, note-t-il, se trouvent par ailleurs engagés dans des luttes climatiques, cela ne touche pas les régimes narratifs de leurs œuvres de fiction. C’est qu’il est difficile de déplacer des mythes.

Pourtant des fictions qui intègreraient le non-humain comme agents du récit, et pas seulement comme arrière-plan romantique, aideraient à reconnaître, à visualiser, à conscientiser, un état du monde apocalyptique. La littérature, selon lui, ne saurait s’interdire plus longtemps de façonner une esthétique imprégnée de la gravité des troubles environnementaux. Qu’en est-il des arts plastiques, quand il s’agit de représenter une nature non anthropocentrée et de donner une place au vivant ?

Pas si facile de parler d’un art écologique

Cette question habite une part de la jeunesse qui opte pour les écoles de création, évitant soigneusement tout contact avec les mondes des ingénieurs. Son choix est marqué par l’intention de ne pas nuire à l’environnement, et de trouver des moyens de parer l’inhabitabilité qui menace. Dans les écoles d’art et de design les « penseurs du vivant » sont la référence qui anime leur création. Ces étudiants dont on déplorait le trop peu de lectures se sont trouvés à l’aise avec Tim Ingold, Donna Haraway, Philippe Descola, Baptiste Morizot, Vinciane Despret, Emanuele Coccia, et tout autant avec Ivan Illich, Victor Papanek et Buckminster Fuller.

Quelle esthétique prend forme à partir de cette pensée si présente auprès des jeunes plasticiens et designers ? Alors qu’on parle beaucoup, y compris dans le discours politique, de « nouveaux récits » capables de donner forme aux transitions, peut-on trouver des types de récit qui iraient dans le sens d’une agentivité de l’art, chez les plasticiens qui ont fait de l’état du vivant leur sujet ?

La dénomination « art écologique » est piégeante, dès lors qu’il s’agirait de nommer une famille d’artistes liés par une thématique militante. Le risque est grand, alors, de faire des artistes des ouvriers de l’alerte, tentation à laquelle ne résiste pas tout à fait la présentation de COALITION, exposition dédiée à « 15 ans d’art écologique » de l’association COAL qui vient de fermer ses portes à la Gaîté Lyrique : « Une nouvelle génération d’artistes, tous issus d’horizons différents, œuvre au service d’un rééquilibrage. Décrire, avertir, agir, (…) pour faire naître des conduites plus vertueuses, de nouvelles alliances entre les différents règnes du vivant, et défendre plus que jamais ce à quoi nous tenons : la liberté et la beauté du monde tel que nous voulons qu’il continue à exister ».

Si cette illusion performative ne peut que décevoir, elle incite à dépasser le regroupement d’artistes liés par la thématique écologique, et à considérer avec attention des pratiques descriptives de plasticiens, dans l’anthropocène, en essayant de distinguer les récits et les formes de performativité qui se dessinent.

Les savoirs environnementaux et les images

Noémie Sauve, Suzanne Husky et Thomas Levy-Lasne sont particulièrement généreux pour documenter et expliquer leur travail, et très présents dans les écoles d’art et de design. Avec l’idée qu’ils sont représentatifs d’engagements écologiques qui les mènent à une profonde réflexion esthétique, il est intéressant d’essayer de dégager les grammaires plastiques très différentes que leur engagement dans leur époque leur fait imaginer. Leurs explications sur leur choix de thèmes, de techniques, leur façon de rendre compte de leur pratique aident à comprendre un pouvoir des œuvres, qui ne vient pas tant de l’alerte environnementale commune que d’une capacité à faire exister durablement pour leurs visiteurs des œuvres marquantes, poétiques et scientifiques, mémorables et mobilisatrices.

Noémie Sauve, après « Admiratio » au Drawing Lab à Paris (hiver 2023-2024), participe actuellement à « Regenerative Future », à la Fondation Thalie de Bruxelles et à « Artistes et Paysans. Battre la campagne », aux Abattoirs de Toulouse. Son travail artistique l’associe à des expéditions scientifiques : la goélette Tara en 2017, lors d’une campagne qui étudiait l’état des récifs coralliens dans le Pacifique, The Possible Island en 2021, à Vulcano, résidence dédiée à la recherche sur les environnements volcaniques. S’immerger dans un milieu naturel, et dans un milieu scientifique, l’oblige à d’intenses apprentissages. Artiste embarquée au milieu de scientifiques de disciplines diverses, et participante à part entière, ce n’est pas toujours facile. Une fois passée leur surprise d’être face à une artiste, elle mène ses propres collectes et noue la discussion. Elle dessine ce qu’elle a vu et ce qu’elle a compris, elle interprète, elle confronte. Elle découvre et fait découvrir des zones d’incertitudes et d’inconnu. Elle prend part à la recherche et aux épreuves physiques de l’expédition, dont elle rapporte un carnet artistique, parallèle aux carnets de laboratoire, et des échantillons de couleurs et de formes.

Sa recherche plastique en atelier s’attache à une triple restitution, celle du réseau d’humains et de non-humains que fabriquent les observations, celle des émotions nées dans l’expérience sensible, celle des processus de vie que les êtres non-humains maintiennent dans les milieux altérés qui les menacent. Façon de capter une vie biochimique dans le plan de la feuille, il lui arrive d’insérer des réactifs chimiques qui corrodent des parties métalliques, ou d’encapsuler dans la cellulose des semences non stérilisées. Le dessin agit. L’influence du volcan sur la biodiversité marine et les pratiques agricoles ont été les recherches de la résidence à Vulcano. Un grand dessin titré « On utlise notre expérience pour comprendre ce qu’on voit, ce qu’on sent » montre la magnifique utilisation d’un panorama de techniques, électrolyse de cuivre, laque d’argent, pastel sec, cristaux de sels marins, oxydation, choisies pour traduire la complexité d’un écosystème. Le dessin devient un « être », selon le mot d’Alfred Gell[1], au sein d’un réseau de savoirs et d’échanges, et qui amène à percevoir des mécaniques implicites, tacites, invisibles.

Dans la suite du prix Drawing Now reçu en 2023, l’exposition de Suzanne Husky, « Le temps profond des rivières », s’est déroulée de janvier à avril 2024 au Drawing Lab, avec Lauranne Germond comme commissaire. Si Suzanne Husky partage avec Noémie Sauve une approche fondée sur l’observation et le dialogue avec les scientifiques, elle a une façon propre d’opérer un décentrement qui fait des castors les acteurs des tableaux, comme ils sont acteurs de la création et du maintien des milieux de vie. Elle raconte leur rôle d’aménageurs inlassables et a contrario, comment l’action humaine entrave et met à bas leurs efforts ancestraux. La représentation idéale qu’elle donne de l’omniprésence des castors restaure l’image de rivières en bonne santé. C’est une démonstration scientifique, mais aussi une forte sollicitation de l’imagination.

Lauranne Germon qualifie de « grand dessein » l’intention de l’artiste, en rappelant une définition de disegno : « Un feu qu’illumine l’entendement, échauffe la volonté, fortifie la mémoire, épure les esprits, pour pénétrer dans l’imagination[2] ». La fresque « Histoire des alliances alterpolitiques avec le peuple castor » est une extraordinaire aquarelle, qui s’inspire du mode narratif de la tapisserie de Bayeux pour installer un monde rendu harmonieux par les castors bâtisseurs, ces excellents mainteneurs des vies de nombres d’espèces, dont l’espèce humaine. Le récit panoramique, l’illustration scientifique, le charme des aquarelles et la poésie enfantine qui s’en dégagent, frappent l’imagination et parviennent à donner l’idée d’un possible monde à l’équilibre.

Après « L’asphyxie » en 2020, Thomas Levy-Lasne, qui revendique un penchant pour le désastre, est revenu au printemps 2024 à la galerie Les filles du calvaire avec « L’impuissance » : « Il sera ici question d’impuissance politique et existentielle ainsi que de peinture, par des expériences limitées. Mais aussi d’une impuissance désirée : moins de puissance dans la dévastation, dans l’accaparement, dans l’emprise, plus de soin, plus de douceur, plus d’attention humble et de dignité au trésor quotidien qu’est le monde des apparences[3] ». Il décrit longuement Au Biodôme[4], tableau emblématique de « la besogne de la représentation », un exercice de dignité, dit-il, dans un temps où peindre peut sembler vain. Pourquoi vouloir pénétrer les « bunkers de conservation » que sont les musées, alors que la dégradation est générale ? Pourquoi travailler quatre ans sur un seul tableau, qui rapportera au peintre au mieux 11 000 € ? Déroulant sobrement les éléments de l’austère fabrique du tableau, Thomas Lévy-Lasne met au jour des points nodaux de son engagement artistique et écologique.

Fidèle à son admiration pour Nicolas Poussin, il attend du tableau qu’il soit une fenêtre ouverte sur le monde, sur une histoire. Ici l’histoire qui donne son sujet au tableau est celle d’une artificialisation d’écosystèmes vivants, reconstitués dans un site de loisir, le Biodôme de Montréal[5]. Une entreprise qui illustre l’étrangeté de notre prétention ambiguë à protéger l’environnement : il s’y presse une foule qu’il compare aux « files d’attente » des tableaux médiévaux d’Apocalypse et de chute aux enfers. L’atmosphère est surchauffée, des papillons morts jonchent le sol, alors qu’à l’extérieur sévit une interminable tempête de neige. Le peintre s’astreint à représenter chaque détail, pour saturer l’image d’une réalité cruelle qui n’exclut pas l’appétit de vie. Il en résulte une image qu’on ne pourra pas ne pas regarder, son animation secrète venant que ce qu’une image banale contient la charge de la catastrophe.

Une esthétique environnementale, pour notre époque

Trois grammaires esthétiques se dégagent, qui renvoient à trois réalités expérientielles, et ont en commun de brouiller les séparations entre le sujet et le traitement plastique. Noémie Sauve donne aux petits êtres invisibles une forme plastique et un être moral sensible, tout en juxtaposant savoirs scientifiques et expérience (l’étonnement et l’émerveillement de l’« Admiratio »). Suzanne Husky parvient à instaurer les castors, comme êtres et espèce, comme héros acteurs de la geste civilisationnelle des rivières, méconnue et fondamentale, que l’on doit aujourd’hui inviter à une alliance refondatrice avec les humains. Thomas Levy-Lasne ne sépare pas la fabrique du tableau de l’image visible. Il s’astreint à une transparence des matériaux, des coûts et volumes, des conditions, des états émotionnels, des dures besognes qui sont la situation d’un peintre vivant à l’époque d’une catastrophe écologique et la représentant.

Ces trois tableaux sont un nexus d’interactions, sociales, scientifiques, inter-spécifiques, économiques, écologiques qui installent la trace d’un « champ esthétique », au sens d’Arnold Berleant[6], un cadre conceptuel qui éclaire les questions que se posent les arts, ici une expérience esthétique déterminée par la crise des milieux de vie. La compacité de leurs œuvres, plus que la thématique écologique en tant que telle, expliquent leur agentivité, c’est-à-dire qu’elles produisent un effet transformateur, un désir de comprendre et d’agir, de réagir en tout cas et laissent une impression durable dans la mémoire, et contribuent à une esthétique environnementale dans l’anthropocène.

Sophie Pène

Sociolinguiste, Professeure émérite à l'Université Paris Cité 

Notes

[1] Alfred Gell, Art and agency: an anthropological theory, Clarendon Press, 1998.

[2] Lauranne Germond, « À dessein », p. 8, in Suzanne Husky : Le temps profond des rivières, Drawing lab, 2024.

[3] Thomas Lévy-Lasne, présentation, Les filles du calvaire.

[4] Au Biodôme, conférence donnée le 16 mas 2023 au Moco, La Panacée.

[5] Le Biodôme de Montréal est présenté ainsi « Été, comme hiver, le Biodôme de Montréal est la sortie familiale idéale ! Avec ses cinq écosystèmes des Amériques sous un même toit, le Biodôme se visite comme une balade en nature. Lieu d’émerveillement, d’apprentissages et d’engagement environnemental pour les petits et les grands, c’est aussi un attrait touristique incontournable à Montréal. »

[6] Arnold Berleant, « What is aesthetic engagement ? ». Contemporary Aesthetics (Journal Archive)11(1), 5, 2013.

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mercredi 10 avril 2024

REGENERATIVE FUTURES Fondation Thalie, Bruxelles

REGENERATIVE FUTURES
Fondation Thalie, Bruxelles

commisariat Nathalie Guiot et Yann Chateigné Tytelman

Vernissage vendredi 12 avril 2024 | Exposition du 13 avril au 28 septembre 2024

avec : Aléa (Miriam Josi & Stella Lee Prowse), Helene Appel, Michel Blazy, Cathryn Boch, Emmanuel Boos Paloma Bosquê, Thierry Boutemy, Claudia Comte, Edith Dekyndt, Latifa Echakhch, Raphaël Emine, Adélaïde Feriot, Sidival Fila, Marie-Ange Guilleminot, Marlene Huissoud, Tony Jouanneau / Atelier Sumbiosis, Jitish Kallat, Ali Kazma, Takehito Koganezawa, Isa Melsheimer, Otobong Nkanga, Junko Oki, Solange Pessoa, Benoît Platéus, Hans Reichel, Tomás Saraceno, Noémie Sauve, Rachel Selekman, Buhlebezwe Siwani, Jenna Sutela, Alina Szapocznikow, Moffat Takadiwa, Philippe Terrier-Hermann, Samuel Tomatis, Natsuko Uchino, Maarten Vanden Eynde.
Commissariat : Yann Chateigné Tytelman et Nathalie Guiot
Scénographie éco-conçue par Bento Architecture, Bruxelles


ci-dessus
"la vie qui se répand sur notre encrage"
électrolyse de cuivre, mine graphite et laque d'argent sur papier
réalisé dans le cadre de la résidence Tara Pacific / Fondation Tara Océan
photo @Katrin Backes

ci-dessus
"l'organisme le plus absorbant de la terre est relatif au modelage du polymèrocène"
électrolyse de cuivre, mine graphite et laque d'argent sur papier
réalisé dans le cadre de la résidence Tara Pacific / Fondation Tara Océan
photo @Katrin Backes

ci-dessus
"il n'y a pas une solution parfaite mais il y a des façons de vivre comme ça et parfois on peut décider de ne pas développer quelque chose parce-que c'est trop à risque, parfois bon on peut faire certaines choses et souvent, tout le monde oublie tout et quand la catastrophe arrive, c'est une catastrophe"
d'après un entretien avec Benjamin Van Wyk de Vries
électrolyse de cuivre, mine graphite et laque d'argent sur papier
réalisé dans le cadre de la résidence Tara Pacific / Fondation Tara Océan
photo @Claire Curt





ci-dessus
"dague droite au museau nacré"
céramique émaillée, cuisson raku
photo @Katrin Backes

ci-dessus
"dague tricéphale"
bronze
réalisé avec le soutien de la fondation François Sommer
photo @Katrin Backes

ci-dessus
"petite marionnette de polype corallien en exosquelette de doigt"
bronze
réalisé dans le cadre de la résidence Tara Pacific / Fondation Tara Océan
photo @Katrin Backes

Exhibition view "Regenerative Futures", Fondation Thalie. © Hugard & Vanoverschelde

Colloque: “Le réenchantement à contretemps ? Irrationalité et postmodernité littéraire” 23 et 24 mai, Université de Montréal

samedi 9 mars 2024

DRAWING NOW /// salon du dessin contemporain /// GALERIE ERIC MOUCHET




Drawing Now Art Fair est la première foire d’art contemporain exclusivement dédiée au dessin en Europe,
créée en 2007.

À l’occasion de sa 17e édition, Drawing Now Art Fair reviendra au Carreau du Temple dans le 3e arrondissement à Paris.

Retrouvez-nous avec Léo Marin, directeur de la galerie Eric Mouchet du jeudi 21 au dimanche 24 mars 2024

General Sector
Booth C3

avec les pièces des artistes Samuel Trenquier et Christine Crozat

LA MORT EN CE JARDIN /// expo-vente au profit de l'association FERTILE



EXPOSITION-VENTE

AVEC

Michel Blazy

Emma Bourgin

Anouck Durand-Gasselin

François Durif

Hubert Humka

Denis Laget

Pauline Lucas

Clara Rivault

Lionel Sabatté

Noémie Sauve

Anna Katharina Scheidegger

Paul Youenn & Eliott Vallin

COMMISSARIAT

Laure Boucomont & Marie Gayet



INFOS PRATIQUES

Du 15 mars au 6 avril 2024

11, rue Pierre Sarrazin, Paris 6

de 13h à 19h du mardi au samedi

Preview sur invitation le 14 mars à 18h

Vernissage le 15 mars à 18h

Finissage le 6 avril à partir de 14h



« C’est pourtant la disparition qui conditionne l’éclat de l’apparition ; et c’est de même l’extinction qui fait clignoter l’étincelle, ou "fulgurer" l’éclair. »

Vladimir Jankélévitch, La Mort

Si c’est par son caractère de nécessité et d’usage que l’écrivain Stefano d’Arrigo parle de la mort, il introduit en creux l’idée de la vie et de la mort indissociablement liées, dans un cycle de transformation et d’interdépendance. Vie, mort, vie, la mort dans la vie et la vie dans la mort, la chose semble acquise, - Ne dit-on pas poussière, tu redeviendras poussière - pourtant nous sommes toujours désemparés face à la disparition de tout être vivant, humain, animal ou végétal, comme si l’esprit ne parvenait pas à faire le lien (trop spirituel ? trop métaphysique ? trop définitif ?) entre les deux états et considérait la mort comme une fin de tout. Pourtant avec la mort, une autre forme de vie émerge. Invisible, souvent silencieuse, s’étirant dans le temps. Le flétrissement, la décomposition, la disparition, sont des processus actifs et créateurs. Les artistes de l’exposition La mort en ce jardin, en explorant la vie et la mort comme un continuum et non comme une rupture, rendent visibles l’irréversible et ses interstices mouvants. Humus, poussières, champignons, fonte des glaces, feuilles flétries ou oiseaux morts, loin d’être des motifs terrifiants, repoussants ou complaisants, viennent nous parler de la mort dans un mouvement de retour sur soi ; dans une intimité fraternelle avec le cycle du vivant.

Laure Boucomont & Marie Gayet

COMMISSAIRES D’EXPOSITION




photos @Sarkis Torossian


ARTISTES & PAYSANS, battre la campagne /// LES ABATTOIRS Musée FRAC Occitanie

 



Artistes et paysans. Battre la campagne

Du 1er mars au 25 août 2024

les Abattoirs, Musée - Frac Occitanie Toulouse

Commissariat :

Julie Crenn, Commissaire indépendante

Lauriane Gricourt, Directrice des Abattoirs

Annabelle Ténèze, Directrice du Louvre-Lens

Assistées d'Audrey Palacin, Attachée de recherche


Liste des artistes exposés

Maria Thereza Alves, Jean Amblard, Mathieu Asselin, Adrián Balseca, Gianfranco Baruchello, Julien Beneyton, Michel Blazy, Rosa Bonheur, Thierry Boutonnier, Jules Breton, Mathilde Caylou, Pierre Creton, Henri Cueco, Marinette Cueco, Ágnes Dénes, Morgane Denzler, Morgan Fache, Nina Ferrer-Gleize, Aurélie Ferruel et Florentine Guédon, Sylvain Gouraud, Annabel Guérédrat, Suzanne Husky, Fabrice Hyber, Inland, Kako & Stéphane Kenkle, Léon Lhermitte, Aurelia Mihai, Jean-François Millet, Asunción Molinos Gordo, Nelly Monnier et Éric Tabuchi, Tony Morgan, Hassan Musa, Myvillages, Le Nouveau Ministère De l’Agriculture (Suzanne Husky et Stéphanie Sagot), Aurélie Olivier, Daniel Otero Torres, Jean-Baptiste Perret, Karoll Petit, Terence Pique, Émilie Pitoiset, Tabita Rezaire avec Yussef Agbo-Ola, Pascal Rivet, Damien Rouxel, Noémie Sauve, Daniel Spoerri, Jade Tang, Nicolas Tubéry, Agnès Varda, Simone Villemeur-Deloume, Lois Weinberger




L’exposition Artistes et paysans. Battre la campagne propose une exploration des liens multiples et riches entre les artistes et les paysans à l’aune des enjeux auxquels fait face l’agriculture aujourd’hui. À travers un ensemble de près de 150 oeuvres, le parcours proposé entend contextualiser et mettre en évidence les points de rencontre entre art et agriculture, tout en explorant la manière dont ce dialogue a évolué dans un contexte de redéfinition des relations entre l’humain et son environnement.


Des artistes ont entrepris ces dernières années de s’extraire d’une représentation du monde rural qui confine parfois à l’image d’Épinal, pour comprendre la réalité sociale, économique et environnementale des mondes paysans de l’époque actuelle. Ils et elles cherchent à mieux représenter et comprendre celles et ceux qui sont à la fois au centre et en marge de la société, après avoir pendant des siècles représenté la majorité de la population française, et qui aujourd’hui exercent leur métier entre des injonctions contradictoires de productivité et de respect du vivant. Si l’après-Seconde Guerre mondiale a marqué un tournant décisif pour la production agricole, qui se tourne en Occident vers un modèle intensif et industriel, le début du XXIe siècle s’inscrit dans une période de mutation inédite, à l’aune d’une prise de conscience nouvelle. Ce dialogue entre art et agriculture transmet ainsi des visions et des paroles essentielles sur les enjeux actuels du travail de la terre.


À travers un parcours thématique, l’exposition aborde les questions de la représentation du paysan, des semences, de la fabrication du paysage ou encore des gestes et savoir-faire, et met en avant les artistes, historiques et émergents, qui placent au coeur de leur pratique la figure et le travail des paysans et paysannes. Elle remet notamment en perspective l’entrée du monde paysan au musée au XIXe siècle, par l’intermédiaire notable de peintres tels que Jean-François Millet, Rosa Bonheur ou Jules Breton - dont des oeuvres sont exceptionnellement prêtées par le musée d’Orsay – qui, s’intéressant au plein air, aux campagnes et aux animaux, ont introduit la représentation de leur vie et de leur travail dans le champ des Beaux-Arts. Le XXe siècle accompagne la fixation et la préservation d’un mode de vie agricole par la création de musées d’ethnologie et de traditions populaires, notamment évoqués grâce à d’importants prêts du Mucem (Marseille), mode de vie dont les artistes d’aujourd’hui proposent une relecture.


Des artistes fondateurs de la représentation des mondes paysans contemporains

en France telle que la cinéaste Agnès Varda sont ainsi présents, aux côtés des artistes pionniers Ágnes Dénes, Lois Weinberger ou encore Gianfranco Baruchello qui, dès les années 1970, ont fait de l’acte de planter une action artistique et politique. Tous partagent sous des formes variées, généralement via une relation directe avec les agriculteurs et agricultrices, des récits pluriels qui ont été souvent romantisés ou mis de côté. À travers leurs oeuvres, les artistes mettent en relief les réalités et les difficultés de la vie paysanne, et en dressent de nouveaux portraits, tout en questionnant l’éloignement entre les lieux de production et de consommation. Chaque oeuvre reflète ainsi un mode de réinvestissement de notre lien au vivant et aux mains qui nous nourrissent, ouvrant sur un terrain de création pour une reconnexion des pratiques artistiques et agricoles.








photos : ©Cyril Boixel (1,2,5,6 et 7) et ©Sylvie Leonard (3 et 4)

extrait du catalogue de l'exposition:



Retour sur les discussions organisées pendant l'exposition ADMIRATIO au Drawing Lab à Paris /// Anne de Malleray X Noémie Sauve

lien ici: discussion entre Joshua de Paiva, Anne de Malleray et Noémie Sauve

L’art de faire connaissance.

Rencontre entre Joshua de Paiva, Docteur en philosophie, membre du collectif La Déménagerie, Anne de Malleray, commissaire de l’exposition et membre du collectif La Déménagerie et Noémie Sauve. Avec la contribution de Michel Pichon, taxonomiste, membre de la mission Deep Hope.

En latin, le mot admiratio désignait une forme d’émerveillement mêlée d’étonnement, point de départ, selon Aristote, de toute enquête philosophique. Aujourd’hui, le terme français a perdu ce double sens. L’émerveillement, associé à la naïveté et à l’enfance, est ainsi communément opposé à l’observation scientifique et au désir de connaissance. N’est-ce pas pourtant cet affect qui pousse certains humains à se passionner pour l’étude des milieux naturels et des autres vivants ? À partir du titre de cette exposition, nous discuterons de l’enjeu qu’il y a de tenir ensemble, sans les hiérarchiser ou les opposer, curiosité scientifique et expérience sensible ; et plus largement du rôle possible de l’art et de l’expérience esthétique dans le contexte d’une crise de nos relations au vivant.

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lien ici: discussion entre Sophie Pène, Anne de Malleray et Noémie Sauve

Du terrain à l’atelier : la fabrique des œuvres.

Rencontre entre Sophie Pène, Professeure émérite de l’Université de Paris Cité, Anne de Malleray commissaire de l'exposition et Noémie Sauve.

En 2017, Noémie Sauve embarquait à bord de la goélette Tara pour sa première expédition scientifique, qui a soudé le lien entre le terrain, la science et sa pratique artistique.

En 2022, elle a collaboré avec Sophie Pène et Benjamin Graindorge, commissaires de l’exposition « Le Monde Sinon Rien », présentée à la Biennale Internationale de Design de Saint Étienne, autour d’un dialogue entre art, design et transformations écologiques. Cette discussion reviendra sur ce parcours avec ces deux invitées qui partageront leur vision d’une pratique artistique ancrée sur des terrains d’enquêtes.


vendredi 8 mars 2024

EN QUÊTE D'ÉMERVEILLEMENT

En quête d’émerveillement : Alors que l'éco-art appelant à la prise de conscience et à l'action concrète connaît un véritable essor, Noémie Sauve cherche des chemins d'accès aux dynamiques affectives qui motivent l'enquête scientifique sur les milieux naturels et les vivants qui les peuplent. Les œuvres de l'artiste française Noémie Sauve (née en 1980) naissent d'un processus de recherche au long cours, d'abord sur le terrain et en dialogue étroit avec des scientifiques, ensuite sous forme plastique à l'atelier – ainsi de celles (...)


Joshua de Paiva, « En quête d’émerveillement . À propos de l’exposition Admiratio de Noémie Sauve au Drawing Lab », La Vie des idées , 1er janvier 2024. ISSN : 2105-3030. 
URL : https://laviedesidees.fr/En-quete-d-emerveillement-5963

Joshua de Paiva est docteur en philosophie de Sorbonne Université. Dans sa thèse intitulée « Pour une esthétique du vivant. Enquête philosophique sur les rencontres avec le vivant dans l’art actuel », il s’est notamment intéressé aux pratiques artistiques de Pierre Huyghe, de Tomás Saraceno ou encore de Marguerite Humeau, afin de faire émerger les enjeux théoriques et pratiques d’une esthétique du vivant, conçue comme un art de l’expérience qu’il s’agirait de cultiver dans un contexte de crise de la sensibilité et de l’attention aux autres vivants.


samedi 24 février 2024

article sur le Fonds d'Art Contemporain Agricole de l'Association Clinamen (FACAC) dans le Libé de ce we -dossier sur l'alimentation

A la Courneuve, les "artgriculteurs" en terre ferme

En Seine-Saint-Denis, un «fonds d'art contemporain agricole» fait côtoyer maraîchage et troupeau de moutons aux oeuvres d'artistes. Une réflexion autour de nos pratiques agricoles et alimentaires.

Peut-on apprécier un repas sans savoir d'où il vient? Peut-on se nourrir sans donner en retour? En 2017, la bergère Julie Lou Dubreuilh et l'artiste Noémie Sauve ont créé ensemble le Facac, un fond d'art contemporain qui rassemble sculptures, photographies, peintures ou sérigraphies liées aux questions agricoles et alimentaires. Au-delà de son thème - encore rare dans le milieu de l'art il y a quelques années - sa singularité tient à son ancrage dans une ferme à Clinamen, implantée dans le parc Georges-Valbon, à La Courneuve (Seine­ Saint-Denis). Dotée d'un maraîchage vivrier et surtout d'un troupeau d'une soixantaine de brebis - des Bleus du Maine - «monstres de 90 kg capables d'absorber de grandes quantités d'herbes ultra-azotés» (compétence utile en banlieue parisienne!), la petite exploitation est essentiellement tenue par des bénévoles. Tous sont mus par une même envie : «Bien manger, bien boire.»


Shibari végétal. Qu'on ne s'y trompe pas, l'affaire dépasse la simple question de goût, même si les papilles ont leur importance. D'où vient le contenu de nos assiettes ?

Rapidement, la ferme devient un lieu de recherche sur les pratiques agricoles urbaines.

«Nous avons voulu mettre les pieds dans la boue; ne pas nous en tenir à la théorie, ne pas en rester à un simple "c'est cool de réfléchir à l'alimentation"», résume Noémie Sauve. Dans sa vie comme dans son œuvre, la plasticienne défend un rapport direct à la nourriture, qu'elle expérimente au sein de Clinamen et qu'elle invite à partager. De nombreux artistes (mais aussi scientifiques, étudiants...) sont accueillis à la ferme en résidence, ou lors de simple visite, par exemple pour accompagner une transhumance et récupérer de la laine.


Actuellement, l'argentine lvana Adaime Makac, déjà remarquée pour ses banquets d'insectes (des sculptures comestibles faites de légumes, de bonbons, de fruits et de feuilles, lentement dévorées par des grillons domestiques...), y développe une recherche au long cours sur des calebasses dont elle contraint la croissance grâce à des cordes et autres entraves. Le résultat est à la fois beau, loufoque et douloureux : un shibari végétal, comme une métaphore de la domestication, cette transformation du vivant qui nous nourrit.

Mais si les artistes puisent dans le monde agricole le temps et la matière de leur inspiration, qu'en retirent les agriculteurs? Pour éviter que la ferme faite muse ne soit dépossédée, le Facac formalise un espace d'échange, «afin que tout le monde y trouve son compte». Dans les faits, il s'agit de développer un répertoire d'œuvres prêtées par les artistes et de faciliter leur circulation dans des centres d'art et au sein du milieu agricole, sur les lieux de production, de formation, sur des marchés, des salons, etc. Car pour Noémie Sauve, l'art permet aussi de lever les tabous du milieu agricole. Une liberté précieuse : «On peut critiquer, dénoncer les pratiques d'abattage ou l'usage de pesticides, sans que cela fragilise les agriculteurs.»


Si le Facac est encore un work in progress, une vingtaine d'événements (débats dans des exploitations, participation à des expositions) ont été organisés, et une cinquantaine d'œuvres y sont déjà rattachées. Ainsi des Non Flowers de Thomas Pausz, petits artefacts aux géométries fractales qui formalisent la vision de pollinisateurs, actuellement présentées au centre d'art Le Cube de Garges-lès-Gonesse (Val-d'Oise) ; ou des délicats dessins incrustés de semences paysannes de Noémie Sauve, ou encore de la série de tirages tirée du projet Eumélanine d'Apolline Grivelet, visant à créer une lignée de poules de plus en plus noires (sic !) à l'aide de croisements de races déjà existantes. Une manière de mettre en lumière les processus de sélection du vivant, et d'interroger l'arbitraire esthétique de la «race» : un animal peut-il être une œuvre d'art?

Place de l'animal. «L'agriculture est un grand catalyseur: c'est l'endroit où l'écologie, les rapports d'autorité, les flux économiques, sont mis à l'épreuve.» Dans l'atelier où elle entrepose une partie des œuvres prêtées, Noémie Sauve, qui porte sur ses épaules une grande partie du fonctionnement du fonds, rappelle l'importance de donner à voir nos besoins premiers (manger), quand ces derniers sont devenus invisibles dans nos villes. Qui peut encore embrasser du regard la production de ce qu'il mange ? C'est d'ailleurs l'un des rôles du troupeau de Clinamen, que de montrer à un large public d'urbains la place de l'animal dans notre alimentation. Et en observant la vie des brebis, on voit la ville autrement : les platebandes d'herbes deviennent des espaces comestibles, les tracés routiers des obstacles, les friches de potentielles ressources ou des passages pour les bêtes...


Aux yeux de la bergère Julie Lou Dubreuilh, il est urgent que les artistes investissent davantage les questions alimentaires, pour rappeler la part sensible d'une agriculture «trop guidée par les chiffres», et surtout pour recréer du lien entre les paysans et les 99 % restant de la société - deux mondes quasi étanches qui se parlent peu et se connaissent très mal.

«L'agriculture nous concerne tous, c'est l'essence du moteur!», martèle celle qui aspire à un service public de l'agriculture. Lauriane Gricourt, directrice du Frac toulousain les Abattoirs, qui présente plusieurs artistes du Facac dans sa prochaine exposition «Artistes et paysans, battre la campagne», nomme «artgriculteurs» ces créateurs qui embrassent la production agricole et l'ancrent dans leur art. Une démarche qui existait déjà dans les années 70, mais qui refait surface plus récemment - l'urgence environnementale n'y est sans doute pas étrangère. «Artgriculteurs» : l'appellation va plutôt bien à nombre d'artistes du fonds de Clinamen, qui poursuivent l'exploration des liens féconds entre art et alimentation. «L'idée est que deux métiers économiquement fragiles s'accompagnent, se soutiennent mutuellement», avec pourquoi pas un pourcentage sur des ventes d'œuvres versé à des activités paysannes, aspire Noémie Sauve...