mercredi 19 juin 2024
Dans son livre Le Grand Dérangement (2021), Amitav Ghosh se demande pourquoi la littérature actuelle, au regard d’un dérèglement climatique aux manifestations alarmantes et tragiques, ne renouvelle toujours pas les régimes de représentation des événements naturels. Tempêtes, inondations, incendies, sécheresses demeurent un décor des émotions humaines, les reflétant, les amplifiant, les contrariant. Même si des auteurs et autrices, note-t-il, se trouvent par ailleurs engagés dans des luttes climatiques, cela ne touche pas les régimes narratifs de leurs œuvres de fiction. C’est qu’il est difficile de déplacer des mythes.
Pourtant des fictions qui intègreraient le non-humain comme agents du récit, et pas seulement comme arrière-plan romantique, aideraient à reconnaître, à visualiser, à conscientiser, un état du monde apocalyptique. La littérature, selon lui, ne saurait s’interdire plus longtemps de façonner une esthétique imprégnée de la gravité des troubles environnementaux. Qu’en est-il des arts plastiques, quand il s’agit de représenter une nature non anthropocentrée et de donner une place au vivant ?
Pas si facile de parler d’un art écologique
Cette question habite une part de la jeunesse qui opte pour les écoles de création, évitant soigneusement tout contact avec les mondes des ingénieurs. Son choix est marqué par l’intention de ne pas nuire à l’environnement, et de trouver des moyens de parer l’inhabitabilité qui menace. Dans les écoles d’art et de design les « penseurs du vivant » sont la référence qui anime leur création. Ces étudiants dont on déplorait le trop peu de lectures se sont trouvés à l’aise avec Tim Ingold, Donna Haraway, Philippe Descola, Baptiste Morizot, Vinciane Despret, Emanuele Coccia, et tout autant avec Ivan Illich, Victor Papanek et Buckminster Fuller.
Quelle esthétique prend forme à partir de cette pensée si présente auprès des jeunes plasticiens et designers ? Alors qu’on parle beaucoup, y compris dans le discours politique, de « nouveaux récits » capables de donner forme aux transitions, peut-on trouver des types de récit qui iraient dans le sens d’une agentivité de l’art, chez les plasticiens qui ont fait de l’état du vivant leur sujet ?
La dénomination « art écologique » est piégeante, dès lors qu’il s’agirait de nommer une famille d’artistes liés par une thématique militante. Le risque est grand, alors, de faire des artistes des ouvriers de l’alerte, tentation à laquelle ne résiste pas tout à fait la présentation de COALITION, exposition dédiée à « 15 ans d’art écologique » de l’association COAL qui vient de fermer ses portes à la Gaîté Lyrique : « Une nouvelle génération d’artistes, tous issus d’horizons différents, œuvre au service d’un rééquilibrage. Décrire, avertir, agir, (…) pour faire naître des conduites plus vertueuses, de nouvelles alliances entre les différents règnes du vivant, et défendre plus que jamais ce à quoi nous tenons : la liberté et la beauté du monde tel que nous voulons qu’il continue à exister ».
Si cette illusion performative ne peut que décevoir, elle incite à dépasser le regroupement d’artistes liés par la thématique écologique, et à considérer avec attention des pratiques descriptives de plasticiens, dans l’anthropocène, en essayant de distinguer les récits et les formes de performativité qui se dessinent.
Les savoirs environnementaux et les images
Noémie Sauve, Suzanne Husky et Thomas Levy-Lasne sont particulièrement généreux pour documenter et expliquer leur travail, et très présents dans les écoles d’art et de design. Avec l’idée qu’ils sont représentatifs d’engagements écologiques qui les mènent à une profonde réflexion esthétique, il est intéressant d’essayer de dégager les grammaires plastiques très différentes que leur engagement dans leur époque leur fait imaginer. Leurs explications sur leur choix de thèmes, de techniques, leur façon de rendre compte de leur pratique aident à comprendre un pouvoir des œuvres, qui ne vient pas tant de l’alerte environnementale commune que d’une capacité à faire exister durablement pour leurs visiteurs des œuvres marquantes, poétiques et scientifiques, mémorables et mobilisatrices.
Noémie Sauve, après « Admiratio » au Drawing Lab à Paris (hiver 2023-2024), participe actuellement à « Regenerative Future », à la Fondation Thalie de Bruxelles et à « Artistes et Paysans. Battre la campagne », aux Abattoirs de Toulouse. Son travail artistique l’associe à des expéditions scientifiques : la goélette Tara en 2017, lors d’une campagne qui étudiait l’état des récifs coralliens dans le Pacifique, The Possible Island en 2021, à Vulcano, résidence dédiée à la recherche sur les environnements volcaniques. S’immerger dans un milieu naturel, et dans un milieu scientifique, l’oblige à d’intenses apprentissages. Artiste embarquée au milieu de scientifiques de disciplines diverses, et participante à part entière, ce n’est pas toujours facile. Une fois passée leur surprise d’être face à une artiste, elle mène ses propres collectes et noue la discussion. Elle dessine ce qu’elle a vu et ce qu’elle a compris, elle interprète, elle confronte. Elle découvre et fait découvrir des zones d’incertitudes et d’inconnu. Elle prend part à la recherche et aux épreuves physiques de l’expédition, dont elle rapporte un carnet artistique, parallèle aux carnets de laboratoire, et des échantillons de couleurs et de formes.
Sa recherche plastique en atelier s’attache à une triple restitution, celle du réseau d’humains et de non-humains que fabriquent les observations, celle des émotions nées dans l’expérience sensible, celle des processus de vie que les êtres non-humains maintiennent dans les milieux altérés qui les menacent. Façon de capter une vie biochimique dans le plan de la feuille, il lui arrive d’insérer des réactifs chimiques qui corrodent des parties métalliques, ou d’encapsuler dans la cellulose des semences non stérilisées. Le dessin agit. L’influence du volcan sur la biodiversité marine et les pratiques agricoles ont été les recherches de la résidence à Vulcano. Un grand dessin titré « On utlise notre expérience pour comprendre ce qu’on voit, ce qu’on sent » montre la magnifique utilisation d’un panorama de techniques, électrolyse de cuivre, laque d’argent, pastel sec, cristaux de sels marins, oxydation, choisies pour traduire la complexité d’un écosystème. Le dessin devient un « être », selon le mot d’Alfred Gell[1], au sein d’un réseau de savoirs et d’échanges, et qui amène à percevoir des mécaniques implicites, tacites, invisibles.
Dans la suite du prix Drawing Now reçu en 2023, l’exposition de Suzanne Husky, « Le temps profond des rivières », s’est déroulée de janvier à avril 2024 au Drawing Lab, avec Lauranne Germond comme commissaire. Si Suzanne Husky partage avec Noémie Sauve une approche fondée sur l’observation et le dialogue avec les scientifiques, elle a une façon propre d’opérer un décentrement qui fait des castors les acteurs des tableaux, comme ils sont acteurs de la création et du maintien des milieux de vie. Elle raconte leur rôle d’aménageurs inlassables et a contrario, comment l’action humaine entrave et met à bas leurs efforts ancestraux. La représentation idéale qu’elle donne de l’omniprésence des castors restaure l’image de rivières en bonne santé. C’est une démonstration scientifique, mais aussi une forte sollicitation de l’imagination.
Lauranne Germon qualifie de « grand dessein » l’intention de l’artiste, en rappelant une définition de disegno : « Un feu qu’illumine l’entendement, échauffe la volonté, fortifie la mémoire, épure les esprits, pour pénétrer dans l’imagination[2] ». La fresque « Histoire des alliances alterpolitiques avec le peuple castor » est une extraordinaire aquarelle, qui s’inspire du mode narratif de la tapisserie de Bayeux pour installer un monde rendu harmonieux par les castors bâtisseurs, ces excellents mainteneurs des vies de nombres d’espèces, dont l’espèce humaine. Le récit panoramique, l’illustration scientifique, le charme des aquarelles et la poésie enfantine qui s’en dégagent, frappent l’imagination et parviennent à donner l’idée d’un possible monde à l’équilibre.
Après « L’asphyxie » en 2020, Thomas Levy-Lasne, qui revendique un penchant pour le désastre, est revenu au printemps 2024 à la galerie Les filles du calvaire avec « L’impuissance » : « Il sera ici question d’impuissance politique et existentielle ainsi que de peinture, par des expériences limitées. Mais aussi d’une impuissance désirée : moins de puissance dans la dévastation, dans l’accaparement, dans l’emprise, plus de soin, plus de douceur, plus d’attention humble et de dignité au trésor quotidien qu’est le monde des apparences[3] ». Il décrit longuement Au Biodôme[4], tableau emblématique de « la besogne de la représentation », un exercice de dignité, dit-il, dans un temps où peindre peut sembler vain. Pourquoi vouloir pénétrer les « bunkers de conservation » que sont les musées, alors que la dégradation est générale ? Pourquoi travailler quatre ans sur un seul tableau, qui rapportera au peintre au mieux 11 000 € ? Déroulant sobrement les éléments de l’austère fabrique du tableau, Thomas Lévy-Lasne met au jour des points nodaux de son engagement artistique et écologique.
Fidèle à son admiration pour Nicolas Poussin, il attend du tableau qu’il soit une fenêtre ouverte sur le monde, sur une histoire. Ici l’histoire qui donne son sujet au tableau est celle d’une artificialisation d’écosystèmes vivants, reconstitués dans un site de loisir, le Biodôme de Montréal[5]. Une entreprise qui illustre l’étrangeté de notre prétention ambiguë à protéger l’environnement : il s’y presse une foule qu’il compare aux « files d’attente » des tableaux médiévaux d’Apocalypse et de chute aux enfers. L’atmosphère est surchauffée, des papillons morts jonchent le sol, alors qu’à l’extérieur sévit une interminable tempête de neige. Le peintre s’astreint à représenter chaque détail, pour saturer l’image d’une réalité cruelle qui n’exclut pas l’appétit de vie. Il en résulte une image qu’on ne pourra pas ne pas regarder, son animation secrète venant que ce qu’une image banale contient la charge de la catastrophe.
Une esthétique environnementale, pour notre époque
Trois grammaires esthétiques se dégagent, qui renvoient à trois réalités expérientielles, et ont en commun de brouiller les séparations entre le sujet et le traitement plastique. Noémie Sauve donne aux petits êtres invisibles une forme plastique et un être moral sensible, tout en juxtaposant savoirs scientifiques et expérience (l’étonnement et l’émerveillement de l’« Admiratio »). Suzanne Husky parvient à instaurer les castors, comme êtres et espèce, comme héros acteurs de la geste civilisationnelle des rivières, méconnue et fondamentale, que l’on doit aujourd’hui inviter à une alliance refondatrice avec les humains. Thomas Levy-Lasne ne sépare pas la fabrique du tableau de l’image visible. Il s’astreint à une transparence des matériaux, des coûts et volumes, des conditions, des états émotionnels, des dures besognes qui sont la situation d’un peintre vivant à l’époque d’une catastrophe écologique et la représentant.
Ces trois tableaux sont un nexus d’interactions, sociales, scientifiques, inter-spécifiques, économiques, écologiques qui installent la trace d’un « champ esthétique », au sens d’Arnold Berleant[6], un cadre conceptuel qui éclaire les questions que se posent les arts, ici une expérience esthétique déterminée par la crise des milieux de vie. La compacité de leurs œuvres, plus que la thématique écologique en tant que telle, expliquent leur agentivité, c’est-à-dire qu’elles produisent un effet transformateur, un désir de comprendre et d’agir, de réagir en tout cas et laissent une impression durable dans la mémoire, et contribuent à une esthétique environnementale dans l’anthropocène.