Noémie Sauve
Aller là où le trait nous
entraînera
Dans la frénésie de leur
enchevêtrement, les traits des dessins de Noémie Sauve sont les acteurs d'une
texture visuelle, d'une pâte nervurée et duveteuse, dont on ne détache le
regard qu'avec regret. Les animaux qui en surgissent ne sont ni retenus ni
attachés au blanc de la feuille par le trait, ils paraissent au contraire en
émerger à la fois infiniment et tout en douceur. Le fond, les paysages, la
figure s'estompent à mesure que le crayon avance pour converger vers une forme
d'anamorphose dont l'unique juge est notre œil. Cet animal pubescent que je
contemple ne pourrait-il pas d'un autre coup d'œil, sous une autre lueur,
devenir le paysage touffu dans lequel il semble s'épanouir ?
Libérant le trait de sa fonction
de régulation, Noémie Sauve permet à la couleur de venir ceindre, encadrer,
recouvrir, ensevelir, ouvrir une dimension à laquelle le dessin s'adapte. La
couleur écarte les mailles du trait, recouvre ses entrelacs et les met en
relief dans l'espace ; elle adoucit et elle tranche.
En revanche, le trait est
métonymique. Il est la chair autant que corps, et les brouillages qu'il opère
ne se limitent pas à l'espace ou au milieu. Il se joue des époques et
confronte, tout en liant, comme les titres nous y invitent : les
chauve-souris sont tunées, le castor
spolaire porte un masque de protection, les
antilopes morfondues qui se
lovent recèlent en leur sein un moteur de jaguar.
Les traits tirés ont leur logique
propre ; en creusant ces sillons dans le papier, ils nous conduisent le
long d'une sente. Cet aboutissement, c'est ce face-à-face avec la figure
animale qu'organise l'œuvre de Noémie Sauve – sur quelque support qu'elle
utilise puisqu'elle sculpte, peint, photographie, et met en scène ses tableaux selon
une discipline disconographique ;vocable
qu'elle a forgé et qui fait déborder dans le langage la danse des contraires
que le trait sait dans le dessin réunir.
L'animal manifeste au sein de
l'œuvre un souci qu'en l'absence de mots plus approprié on qualifiera d'écologique, en ce sens que celui-ci nous invite en permanence à
interroger et à observer l'effet de la partie sur le tout. Elle y souligne par
là ce qui fait le propre de notre paysage en ce début de XXIème siècle :
l'affadissement des frontières entre l'urbain et le rural, et la façon dont
cela affecte l'Autre habitant de ce monde qu'est l'Animal, traversé de toutes
parts par la société humaine et ses affects sans autre alternative. L'animal
n'est donc ni un faire-valoir de l'humain, ni le représentant de son espèce
toute entière utilisée comme symbole, ni un leitmotiv permettant de susciter à
bon prix l'empathie ou le rire. Il apparaît davantage comme une figure
fraternelle traversée par nos instincts, qui permet à Noémie Sauve de creuser
inlassablement cet espace de l'ambivalence qui le caractérise. Tout à la fois
symbole du fond des âges, et acteur de la modernité, sa sauvagerie ne nous
émeut que tant que nous la produisons ; sa domestication industrielle nous
effraie en même temps qu'elle nous arrange. C'est à notre milieu d'animaux
civilisés qu'il faudra poser des questions.
À de nombreux égards cette
discipline insolente de tirer ces traits qui lient sans empaqueter évoque la
musique : regarder cette entité pelucheuse me donne à entendre l'artiste
faire patiemment émerger une figure d'un geste lancinant. L'inlassable chk chk traînant de la pointe sur le papier nous fait ouvrir
l'oroeil dont parle l'écrivain
Christian Prigent. Pour jouer d'une homophonie qui ne déplairait pas à Noémie
Sauve elle-même ce travail tient moins du souk que du zouk. Il s'agit moins de représenter avec art tout ce qui peut se trouver
dans le monde, que par le biais de l'art, et de sa technique, de faire se
rencontrer les contradictions principielles qui organisent notre monde. Faire
danser ensemble, en un corps-à-corps charnel, à la cadence que leur imprime le
trait de Noémie Sauve, l'amour courtois et la crudité de la pornographie, les
formes savantes de représentations et l'expressivité des couleurs débridées du
manga, phénomènes de modes humains et nécessairement éphémères et l'apparente
éternité des symboles, la profondeur toute feinte de l'imagerie ésotérique et la puissance de l'émotion qui
traverse les animaux dépeints.