Si l’aménageur
et l’urbaniste pensent le territoire pour tous, ils ne l’adaptent pas
nécessairement à chacun… Plus l’individu s’écarte de la norme statistique qui
définit les comportements et les usages communs, moins il est susceptible de
s’épanouir pleinement dans cet espace partagé. La place laissée aux autres
composantes – non-humaines – du
vivant dans nos cités est très révélatrice de cette tension entre la norme et
la marge. Si le Tiers paysage cher à Gilles Clément fait son chemin dans les
consciences et tend à laisser plus de « champ libre » à la
spontanéité de la nature dans les squares, parcs et jardins, l’adaptation et la
clandestinité restent les modes majeurs d’ « être en ville »
pour la vie sauvage. Aussi n’est-ce pas le moindre des émerveillements du
citadin que de surprendre la capacité du vivant à se jouer des contraintes
urbaines pour naître, pousser ou grandir, niché au coin d’une fenêtre, planté
dans un interstice de macadam ou caché dans un conduit d’aération.
Le travail de Noémie Sauve procède de cet émerveillement autant
qu’il entend le susciter. Partant d’un questionnement fondamental sur la
manière d’habiter un monde aujourd’hui largement anthropisé, l’artiste
multiplie les initiatives visant à pouvoir occuper le territoire par le simple
fait d’y exister. Les actions qu’elle
met en œuvre sont aussi diverses que l’expérience du squat (à Grenoble),
foisonnant d’activités publiques (concerts, conférences, réunions de quartier, partages
de compétences…) ou que
la mise en scène performative et collective de ses premières œuvres dans les
rues de Paris. Elle en tire ses incunables Disconographiques (depuis 2006) – aimable collage pop-surréaliste de
« disco » et de «
iconographique ». Elles prennent la forme d’une séries de photographies
documentant l’énergie d’un « je danse donc je suis » (inspiré du DJ
Culture d’Ulf Poschardt – 2002) dans des rues et sur
des places qui ne demandaient, hélas, pas tant... Son implication dans
l’association Clinamen qui, depuis 2012, s’efforce de dynamiser les territoires
urbains par la promotion des pratiques paysannes en ville, procède de la même
volonté de mettre les arts plastiques au service d’un collectif citoyen… Parmi
les multiples actions de Clinamen, celle qui consiste à faire paître des
troupeaux de moutons dans plusieurs villes de la banlieue parisienne au gré de
leur transhumance urbaine, est sans doute la plus signifiante et médiatisée. En
imposant la présence d’animaux d’élevage dans un contexte a priori impropre à
les recevoir, Clinamen entend porter l’agriculture au milieu des gens des
villes, questionnant la manière d’habiter
la cité et de s’y nourrir en initiant des moments de partage autour des
enjeux contemporains de l’agriculture. A ce collectif qui incarne physiquement
les thèmes qui lui sont chers, Noémie Sauve tente de donner un terrain de représentation « disconographique »,
notamment en incluant des graines issues des légumes cultivés par l’association dans certains de ses dessins à des
fins de diffusion de cette matière première paysanne. Elle s’investit autant
que possible dans les actions du collectif, créant un mobilier urbain pour les
transhumances ou participant ponctuellement à la mise en œuvre des structures
qui abritent les activités agropastorales de l’association : bergeries, serres ou
hangars.
Noémie Sauve exerce également ces pratiques constructives au
sein du collectif Jolly Rogers, composé d’architectes, d’urbanistes, de chefs de chantiers, de paysagistes
et d’artistes qui conçoivent et bâtissent certaines structures d’accueil du
festival Jazz à Luz
ou encore des bergeries urbaines. Ces
structures s’entendent, pour Noémie Sauve, comme autant d’architectures
improvisées et temporaires mettant en œuvre des matériaux de récupération
rassemblés en grande quantité afin de ne jamais sacrifier l’esthétique du résultat à
l’économie des moyens. Elle y éprouve, outre l’intégration au paysage, les
objets, les outils, le matériel et les matériaux qui vont occuper une place si
singulière dans son travail plastique d’atelier. Ce n’est à l’évidence pas un
hasard si, après quelques années nomades d’un apprentissage volontairement plus
expérimental qu’académique, entre Lyon, Grenoble, Paris et le Québec, l’artiste
met tant de soin à choisir l’atelier qui sera à même de recentrer sa pratique
personnelle. Elle jette son dévolu, en 2011, sur les ateliers Paul Flury à
Montreuil-sous-Bois, structure qui met à la disposition des artistes qui y
travaillent un vaste échantillonnage d’outils de production : fonderie, fours,
ateliers de moulage, de soudure, de taille… Désormais « obsédée
par l’atelier », Noémie Sauve éprouve sa boulimie du « faire »
et expérimente sans relâche. Elle mêle avec une égale aisance une intense
expérience du dessin – pratique directe dont la spontanéité est soutenue par
son goût pour l’improvisation au fil des pages de nombreux carnets
expérimentaux – à des procédés mécaniques complexes. Ainsi, La Bête (2015), tête de canidé obtenue en taille
directe sur un bloc de marbre de Carrare crayonné a posteriori, fait l’objet d’une
manipulation aussi savante qu’expérimentale pour obtenir la série des Peaux
de sculptures (2015) : gaufrages
passés sous presse à partir d’empreintes de la sculpture confectionnées
en pâte à modeler et enduites de colle de peau de lapin, puis repris à la mine
graphite et aux crayons de couleur. Dans ce mode d’emploi vertigineux, chaque étape
de la réalisation mobilise le sens de l’improvisation inné de l’artiste, réinventant sans cesse un processus
qui lui donne à rebondir encore et toujours et à brouiller les catégories
techniques. Qu’est-ce qu’une Peau de sculpture : une estampe, une empreinte, un dessin, une sculpture ?
L’outil, en ce qu’il permet son action artistique –
architecturale ou plastique – occupe une place importante chez une artiste qui,
selon son propre aveu, « chemine avec l’artisanat ». Elle se révèle
en particulier en 2014-2015, lors d’une résidence dans le domaine de Belval
(Ardennes), ancien terrain de chasse des fondateurs du musée de la Chasse et de
la Nature reconverti en centre de formation, de recherche en éco-éthologie et
d’expérimentation artistique. Dans ce territoire paradoxal, aussi sauvage que
cultivé, à mi-chemin entre la forêt primitive et le parc de château, où se bousculent les usages et les
représentations de la nature, Noémie Sauve suit notamment les participants à un
stage de tir à l’arc. Elle initie un projet « entre chien et loup »,
intitulé Domestication vs Pleine
Lune. Les travaux issus de son séjour déclinent et décomposent,
entre autres choses, les outils nécessaires à l’archerie. Les flèches, les
décocheurs, les viseurs et les bagues d’archer sont réinterprétés et
déconstruits en de multiples techniques plastiques : dessins, estampes ou
sculptures. Ces dernières convoquent l’étain, le verre, le bronze et la
céramique pour former la série des Animaux à nourrir, hybrides zoomorphes aux formes préhensiles, armes
menaçantes à la merci d’une trop forte pression
des doigts de qui les brandissent.
Cet attachement à l’outil avait déjà fait l’objet d’un dessin,
parmi les plus spectaculaires de Noémie Sauve, produit à l’occasion d’une
résidence au centre d’art L’Aparté, près de Trémelin (Ille-et-Vilaine), en
2014. L’Attelage
(2015) résulte d’une proposition d’étude de territoire inscrit dans la lignée
du questionnement de l’artiste sur les enjeux de la cohabitation et du partage
de l’espace entre l’humain et le non-humain. Appliquée par l’artiste au domaine
de Trémelin, forêt récemment aménagée pour l’écotourisme, cette recherche
s’attarde sur l’une des distractions proposées aux usagers du lieu : les
courses de chiens de traineau. Mettant en œuvre de complexes attelages de
samoyèdes et de chiens esquimaux du Groenland, ces courses fascinent l’artiste
par la violence tourbillonnante de la meute autant que par les moyens matériels
(harnais, colliers, longes…) qu’il convient de mettre en œuvre pour canaliser
l’instinct animal au profit du divertissement.
Noémie Sauve apparie son esthétique à une forme de lyrisme
baroque dont témoigne la mise en scène précoce et délirante, devant le Centre
Pompidou, de son tableau La
Danseuse, en 2007. Elle en conserve l’image photographique en
exergue à son blog, comme une auto-injonction permanente à ne pas trop verser
dans le « romantisme » que pourrait susciter le labeur solitaire de
l’atelier. « C’est beaucoup de travail pour être aussi proche du mauvais
goût et aussi chargé sans verser dans le kitsch » confesse celle qui
emploie toujours crayons de couleurs et paillettes dans ses dessins ou met
volontiers en scène ses sculptures sur fond de nuées pop-psychédéliques (Ours
hydrocéphale, 2014). Ce choix esthétique
revendique une finalité politique. Par l’émerveillement qu’il suscite, il
entend rendre accessible au plus grand nombre l’iconographie parfois complexe que
propose l’artiste, sans avoir nécessairement recours au mode d’emploi qui
définit une part du paradigme de l’art contemporain. Il peut se substituer,
dans le dessin Végétal
vs Minéral (2015), au propos
– autrement mais également politique – que l’artiste tient face aux choix
d’aménagement du domaine de Trémelin. Planté, à des fins d’agrément, d’essences
résineuses incapables de s’enraciner dans le sol schisteux qui les accueille,
il est délaissé par des agents forestiers embarrassés des maigres ressources
économiques qu’il procure et indifférents à des enjeux touristiques qui ne
relèvent pas de leurs compétences. La forêt voit ses sentiers de promenade
progressivement encombrés d’arbres que le moindre coup de vent déracine.
Le cimetière d’arbres de Trémelin métaphorise singulièrement les
conflits d’usages du territoire si familiers aux questionnements fondamentaux
du travail de Noémie Sauve. Avec Végétal vs Minéral – titre
comme toujours soigneusement choisi – elle en propose une représentation quelle
soumet, prioritairement, au regard des habitants qu’elle s’est attachée à
côtoyer durant son processus de recherche et de création. Libre à eux, comme à
l’ensemble des regardeurs de l’œuvre protéiforme de Noémie Sauve, d’en apprécier le souffle poétique ou d’en
interroger la portée critique.
Raphaël
Abrille, février 2016
Raphaël
Abrille est conservateur-adjoint du musée de la Chasse et de la Nature
(à Paris et au Château de Chambord) depuis 2002. Il a contribué au
réaménagement muséographique du site parisien entre 2005 et 2007. Il
collabore au développement des musées de France consacrés à la
cynégétique: au musée de la Vénerie de Senlis, dont il est conservateur
(2005-2006) et au musée de la Chasse de Gien, où il contribue au
pilotage scientifique du projet muséographique (2008-2011). Au sein de
ces musées ou en tant que co-commissaire de la manifestation "Monuments
et Animaux" pour le centre des Monuments Nationaux (2011-2012), il
s'attache à élaborer un dialogue intime entre l'art contemporain et
lieux de patrimoine. Ses commissariats, recherches et publications
récentes portent tour à tour sur l'animalité dans la création
contemporaine, sur l'histoire des musées de chasse en Europe, sur la
mise en scène et la représentation du trophée, sur la peinture de chasse
de Gustave Courbet et sur l'histoire de la photographie cynégétique.
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